Modèles binomiaux factoriels

L'impact d'un étiquetage social négatif

L'expérience

Guéguen (2001) étudie l'effet d'un étiquetage social négatif sur l'acceptation (« compliance» ) d'une requête ultérieure. L'étiquetage social consiste à coller une étiquette (positive ou négative), de manière explicite, sur quelqu'un. De nombreux travaux de psychologie sociale ont mis en évidence comment de tels étiquetages (positifs ou négatifs) ont un impact sur le comportement ultérieur de personnes, mais cet effet n'est pas systématiquement retrouvé. On essaie dans cette expérience de proposer une explication à cette variabilité du résultat.

L'expérience se déroule en plusieurs phases :

  • Etape 1 : le recrutement. Un compère se promène dans la rue avec un sac visiblement très lourd avec une inscription « viande de cheval » bien visible. Il demande à une personne au hasard dans la rue (qui devient sujet de l'expérience) de bien vouloir garder son sac pendant qu'il fait une course.
  • Etape 2 : l'étiquetage social négatif. Pendant ce temps, un autre compère passe, s'arrête, dévisage le sujet et lui fait comprendre par tous arguments qu'il devrait avoir honte de manger de la viande de cheval (étiquetage social négatif), puis s'en va.

    Dans une condition contrôle, cet épisode n'a pas lieu.

    Le premier compère, revenu, vient remercier chaleureusement le sujet pour son aide et s'en va.

  • Etape 3 : la requête. Au coin de la rue, un troisième compère sollicite le même sujet pour signer une pétition concernant, selon les conditions :
    • la défense de la cause animale (requête dite convergente avec l'étiquetage),
    • ou contre la pollution dans le quartier (requête dite dissociée de l'étiquetage).

    On enregistre pour chaque sujet s'il accepte ou non de signer la pétition qu'on lui propose.

L'hypothèse

Compte tenu de la littérature existante, l'auteur fait l'hypothèse que le marquage négatif va avoir un impact sur le comportement des sujets, mais il suppose aussi que l'acceptation de signer la pétition n'en sera impactée que si la pétition a un rapport avec la nature du marquage. C'est ce qu'on appellera une requête convergente. On suppose ici que la proposition de signer une pétition en faveur des droits animaux donne l'occasion au sujet d'émettre un comportement qui contredit le marquage.

Un corrolaire de cette hypothèse est que toute autre requête sans rapport avec le marquage (par exemple signer une pétition contre la pollution) ne devrait donc pas révéler d'influence du marquage sur l'acceptation.

Les données

Les données obtenues à l'issue de l'expérience sont résumées en fréquences dans le tableau ci-dessous :

Marquage / Pétition Cause animale Pollution
Marquage $f_1=28/40$ $f_2=16/40$
Contrôle $f_3=14/40$ $f_4=11/40$

Atelier 1 : plan d'expérience

Dans cet atelier, on poursuit le rappel sur les types de variables expérimentales, en le prolongeant d'un rappel sur les types de plans d'expérience.

Types de plans d'expérience

On distingue deux grands types de plans d'expérience en psychologie expérimentale :

  • Les plans inter-groupes : ce sont des protocoles où l'on cherche à mettre en évidence une différence comportementale entre plusieurs groupes. Dans ces plans, la variable indépendante définit des groupes ou conditions différentes. On dit que le facteur « sujets » $S$ est emboîté dans le facteur de groupes $G$, et on écrit symboliquement (Rouanet & Lépine, 1977) : $S < G_2>$ (pour deux conditions).
  • Les plans intra-groupe : on cherche ici à mettre en évidence une différence à l'intérieur de chaque sujet d'un groupe. La variable indépendante définit des moments de la mesure, ou des mesures différentes sur le même sujet. On dit aussi que le facteur « sujets » $S$ est croisé avec la variable de condition ou de moment de mesure $M$, et on écrit : $S*M_2$ (pour deux mesures).
  • Les plans mixtes, mêlant les deux types de facteurs. Par exemple : $S < G_2 * H_3>*M_2$.

  • expand_moreEn résumé

    • Le plan d'expérience ici est $S < M_2 * P_2>$. Il est défini par le croisement de deux variables intergroupes à deux modalités chacune et définit donc 4 groupes expérimentaux. Cette écriture représente la structure sur les variables indépendantes, et résume donc la manipulation expérimentale.
    • En statistiques, c'est l'impact de cette manipulation sur la distribution de la variable dépendante que nous étudions.

Modélisation statistique

Les personnes ont été démarchées séparément : nous allons considérer leurs décisions comme indépendantes. On admet également une probabilité unique de signer pour chaque sujet dans une condition donnée.

C'est une hypothèse très forte car on pourrait imaginer que des personnes différentes, même placées dans une condition expérimentale homogène, aient des propensions différentes à signer une pétition. Des modèles incluant des probabilités individuelles existent en psychométrie (modèles de réponse à l'item) mais nous étudions ici le modèle plus simple dit « modèle de groupe ».

Aux deux conditions précédentes, le modèle général de distribution sur ces comptages est binomial, mais ce modèle de l'échantillonnage est spécifique au groupe :

Marquage / Pétition Cause animale Pollution
Marquage $X_1\sim \mathcal{B}(n_1,\pi_1)$ $X_2\sim \mathcal{B}(n_2,\pi_2)$
Contrôle $X_3\sim \mathcal{B}(n_3,\pi_3)$ $X_4\sim \mathcal{B}(n_4,\pi_4)$

ou $X_1$, $X_2$, $X_3$ et $X_4$ sont les variables aléatoires de comptage propres à chaque groupe.

Plus simplement, une fois admis et argumenté le modèle binomial général, et dans la mesure où les nombres d'observations ($n_1$, $n_2$, $n_3$ et $n_4$) sont des paramètres triviaux, sous le contrôle de l'expérimentateur, on peut poser les hypothèses en se concentrant sur les seuls paramètres de probabilités de ces lois binomiales :

Marquage / Pétition Cause animale Pollution
Marquage $\pi_1$ $\pi_2$
Contrôle $\pi_3$ $\pi_4$

Cette présentation en tableau croisé est en réalité une simple commodité d'interprétation : elle aide à représenter les facteurs supposés actifs par le chercheur dans cette expérience (le facteur Présence/absence d'un marquage négatif et le facteur Nature de la Pétition), dont le croisement résulte en la création de quatre groupes indépendants. D'un point de vue statistique, il ne s'agit en réalité que de la comparaison de 4 probabilités sur groupes indépendants. Mais les comparaisons qu'on peut faire d'un groupe à l'autre vont nous aider à mesurer l'impact de ces deux facteurs, ainsi que de leur interaction éventuelle.

Atelier 2 : traduction statistique de l'hypothèse théorique

Dans cet atelier, on teste différentes hypothèses structurales (absence ou présence de certains effects) sur les données. Ces hypothèses sont confrontées à celle de l'auteur.

Pour valider la théorie de l'auteur, on doit pouvoir montrer que le modèle statistique associé est le meilleur des 15 modèles possibles dans cette situation.

Hypothèse de l'auteur : un marquage négatif n'a d'effet sur le comportement que si la requête comportementale est liée (convergente) à la nature du marquage. Ce sera le cas ici si la requête donne l'occasion au sujet d'émettre un comportement qui contredit le marquage négatif. Toute autre requête sans rapport avec le marquage ne devrait donc pas révéler d'influence du marquage sur l'acceptation.

  • expand_moreEn résumé

    Cet atelier permet d'illustrer plusieurs notions :

    • La traduction statistique, en termes d'égalité ou de différences de probabilités de groupe, d'une hypothèse psychologique théorique.
    • On peut tester l'impact d'un facteur en le neutralisant dans le modèle et en observant si cela fait chuter le rapport de vraisemblance.
    • La notion d'interaction : celle-ci apparaît dès lors qu'on peut montrer que l'effet de l'un des facteurs n'est pas le même dans toutes les modalités de l'autre. C'est ici le cas puisque l'effet Pétition n'apparaît qu'en condition de marquage négatif.
    • La définition a priori d'un modèle théorique n'empêche pas qu'on puisse découvrir des aspects des données qui n'étaient pas prévus. Par exemple, nous postulions un premier modèle compatible avec la théorie $\pi_1,\,\pi_{24},\,\pi_3,\,\pi_{24}$, mais l'analyse nous a appris que la contrainte supplémentaire $\pi_3=\pi_4$ était compatible avec les données. Cela nous permet de conclure que les deux pétitions ont, en l'absence de toute manipulation du marquage, un pouvoir attractif équivalent sur des signataires potentiels (ce qui ne faisait pas partie des hypothèses ni des intérêts de l'étude mais qui émerge comme résultat supplémentaire de l'étude). Le modèle résultant $\pi_1,\,\pi_{234},\,\pi_{234},\,\pi_{234}$ est lui aussi compatible avec la théorie.

La théorie de la réactance psychologique

La théorie de la réactance psychologique (Brehm, 1966) prévoit que chaque fois qu'une personne perçoit son espace des choix restreint par une intervention, il développe une contre-attitude dite « réactance », qui l'amène à résister à la pression.

L'expérience
Pour mettre le phénomène en évidence, on interroge des étudiants sur ce qu'ils pensent de l'utilité de logiciels d'auto-formation. Après ce sondage, on leur fait lire un texte en faveur de l'usage de cette méthode d'apprentissage.

Selon les cas, le texte est présenté comme venant d'un « professeur d'université » (source dite de haut prestige) ou bien d'un étudiant ayant reçu un prix pour ce texte (source dite de bas prestige). De plus, le texte a selon les cas une formulation modérée (« je crois qu'on devrait utiliser... », pression dite faible) ou impérative (« les étudiants doivent de toute façon être d'accord pour utiliser... », pression dite forte).

Après la lecture du texte, on leur redemande leur avis. On cherche à mesurer la réactance dans chaque condition par le nombre d'étudiants qui changent d'opinion sur ces logiciels dans un sens défavorable, après avoir lu le texte.

L'hypothèse

Brehm prévoit que pour qu'il y ait réactance, il faut que l'intervention soit vécue comme pression restrictive de liberté, ce qui selon lui ne sera pas le cas si la source a le même statut que la cible, ou si le discours n'est pas menaçant.

Les données

Les données obtenues à l'issue de l'expérience sont résumées en fréquences dans le tableau ci-dessous :

Source / Pression Faible Forte
Professeur $f_1=5/21$ $f_2=8/15$
Etudiant $f_3=6/21$ $f_4=2/14$

Atelier : test de la théorie de la réactance

Remarque : dans le tableau ci-dessous, la colonne Fréquences n'est pas éditable et sera remplie automatiquement par le calculateur.

  • expand_moreEn résumé

    Cet exercice permet de voir les points suivants :

    • la définition des différents modèles à 4 probabiliés permet de représenter les situations où un seul facteur est actif, ou bien les deux ensembles. On peut en effet dans le modèle neutraliser l'effet d'un facteur pour voir si l'autre suffit à rendre compte des différences de fréquences.
    • quand les deux facteurs sont actifs, la modélisation permet non seulement de rendre évidente leur interaction mais aussi de la modéliser localement. On voit dans cette étude que l'effet de réactance existe en statut élevé de la source mais pas en statut bas.
    • l'approche par comparaison de vraisemblance offre un traitement statistique correct de la situation où, par théorie, nous attendons une absence de différence. Par exemple ici, nous attendons une absence de différence entre les conditions 3 et 4, et à l'issue de l'analyse, nous affirmons cette égalité, qui contribue à la validation de l'hypothèse générale. On note que ceci ne serait pas possible avec l'approche par valeur $p$ traditionnelle (où l'hypothèse nulle ne peut jamais être positivement affirmée).
    • Il peut arriver que nous trouvions un modèle moins bon que le modèle d'absence totale d'effet $M_0$. Cela se produit quand les contraintes d'égalité du modèle portent sur des différences observées trop grandes : la contrainte est tout simplement irréaliste. Mais c'est aussi lié au fait que le rapport de vraisemblance est une statistique qui est sensible à deux points : i) bien rendre compte des différences (ou rapports) de fréquences observées, et ii) y parvenir avec le moins de paramètres de probabilités possible. Entre deux modèles capables de représenter également bien les différences de fréquences, le facteur de Bayes choisit celui qui a le moins de paramètres. C'est ce qu'on appelle un principe de parcimonie (ou le rasoir d'Ockham en épistémologie).

Exercices d'entraînement

Pied-dans-la-porte et marquage social

Joule, Tamboni & Tafani (2000) étudient la conjonction de deux effets d'influence connus : le Pied-dans-la-porte (l'acceptation d'une requête initiale peu coûteuse rend plus probable l'acceptation d'une requête ultérieure plus coûteuse), et le marquage social positif ou étiquetage (« vous êtes une personne généreuse »). Ils cherchent à voir comment on peut combiner ensemble ces deux effets connus, éventuellement pour en cumuler les effets.

Ils font remarquer à des gens dans la rue qu'ils ont perdu (sic) un billet de 10 euros. Le but est de voir si le sujet dit que le billet ne lui appartient pas. Selon les conditions indépendantes définies dans le protocole, cette remarque lui est adressée :

  • soit directement (condition contrôle),
  • ou bien après avoir demandé sa route sur un plan (condition Pied-dans-la-porte). Dans ce dernier cas, on distingue 3 sous-conditions de marquage :
    • soit (condition simple) on remerciait simplement,
    • ou (condition justification externe) on remerciait chaudement en justifiant d'une cause externe (rendez-vous important dans 10 minutes),
    • ou bien (condition justification interne) en insistant sur les qualités propres de la personne (personne gentille, serviable).

On compte dans chaque groupe combien de personnes se montrent honnêtes :

Contrôle Pied dans la porte
Simple Justification externe Justification interne
3/30 15/30 19/30 24/30

Si le marquage social positif a un effet propre qui interagit avec le Pied-dans-la-porte, on s'attend à observer plus de réponses honnêtes en condition Pied-dans-la-porte avec justification, uniquement quand cette justification est interne (marquage social positif). A partir de votre meilleur modèle, obtenu en utilisant le calculateur de l'atelier précédent :

  1. Dites si l'effet traditionnel de Pied-dans-la-porte est retrouvé dans cette expérience.
  2. Dites si le marquage social positif a un effet spécifique conforme à ce qui était attendu.


  • expand_moreCorrection

    Le meilleur modèle dans cette situation est résumable par le jeu de symboles $(\pi_1,\,\pi_{23},\,\pi_{23},\,\pi_4)$. Les fréquences estimées sous ce modèle sont $f_1=0.10$, $f_{23}=0.57$ et $f_4=0.8$. On peut en conclure que :

    • la procédure de Pied-dans-la-porte (préparation par la requête initiale de demander son chemin) a bien eu un impact positif sur l'apparition de la réponse d'honnêteté (seulement 10% de réponses honnêtes en condition contrôle).
    • En condition Pied-dans-la-porte, l'invocation d'une justification externe dans le remerciement ne fait pas effet de marquage : le taux de réponses honnêtes n'est pas significativement différent entre cette condition et la condition de remerciement simple.
    • La condition 4, qui combine le Pied-dans-la-porte et le marquage social positif, se traduit bien par le taux le plus élevé de réponses honnêtes, ce qui confirme que les deux effets peuvent se cumuler.

    Un des intérêts de cet exercice est aussi de mettre en évidence que l'approche par comparaison de groupes permet aussi de modéliser ces situations où les croisements de facteurs ne sont pas complets (il n'y a pas de condition marquage sans Pied-dans-la-porte ici par exemple).